Tram-Anh Vo : l’histoire d’un électron libre aux identités multiples assumées
Courte. C’est ainsi que Tram-Anh Vo qualifie son histoire. Pourtant, sa capacité à prendre du recul sur les expériences qui ont forgé sa vie laisse plutôt penser qu’à 21 ans, Tram-Anh a déjà construit une identité assumée : multiple, militante et farouchement indépendante.
Très tôt, Tram-Anh prend goût aux voyages. Son père, photojournaliste “au caractère très libre”, a toujours encouragé ses enfants à voir le monde. Ses parents les emmènent fréquemment au Vietnam, leur pays d’origine. Il y a trois ans, et afin de se payer seule son premier voyage, Tram-Anh va jusqu’à donner des cours de maths à deux heures de chez elle. La jeune femme souhaite rapidement prendre son indépendance. L’échange au Canada dans le cadre de ses études y est pour beaucoup. Difficile en effet pour elle de retourner vivre chez ses parents après ce voyage durant lequel elle ne s’était jamais sentie aussi libre. De fait, elle sait qu’elle doit gagner son indépendance financière. Elle redouble d’efforts pour rafler l’une des dix rares places d’un Master en alternance à Paris Dauphine et se payer son appartement, s’attachant à prouver à ses parents qu’elle y arriverait. Depuis, elle observe un véritable revirement dans leur relation, apaisée : “Je leur raconte tout, même mes soirées, alors qu’avant mon père et moi nous disputions très fort car il voulait tout savoir sur mes fréquentations masculines, même amicales”, nous confie-t-elle en riant.
A 16 ans, bac en poche, Tram-Anh ne sait pas ce qu’elle a envie de faire par la suite. Elle a de bons résultats dans toutes les matières mais est surtout très impliquée en arts plastiques. A l’époque, elle n’envisage toutefois pas de faire de ses passions créatives un métier, persuadée que l’illustration doit se cantonner au passe-temps. Poussant leurs élèves à l’excellence, ses professeurs l’encouragent à faire les meilleures écoles. Elle suit donc un cursus en Management International à Paris Dauphine. Mais très vite, elle s’ennuie en cours et ne trouve pas de sens à cette formation. A côté, Tram-Anh est une passionnée de la création, et explore toutes les disciplines dont la finalité est de créer : musique (ukulele, guitare — avec plus ou moins de succès…!), arts graphiques (illustration, vidéo, photo)… Elle s’essaye à de nombreuses activités et se rend bien compte que ce qui la fait vibrer, c’est donner vie à sa créativité, en griffonnant, en dessinant, en écrivant. Sa créativité en prend pourtant un coup en 2020. Elle a le syndrome de la page blanche, elle qui tient un blog illustré. Alors, une fois son Master en Management International obtenu, Tram-Anh bifurque et s’inscrit dans une formation accélérée en design graphique. Depuis, elle retrouve l’inspiration : “J’étais déprimée à l’idée d’aller à la fac. J’étais dans un environnement privilégié, occidentalo-centré, je ne m’y reconnaissais pas. Aujourd’hui, pour la première fois, je suis contente d’aller en cours, aussi intense soit le rythme. Ma créativité est de nouveau stimulée. C’est l’état d’esprit dans lequel j’ai envie de faire ma vie”, affirme-t-elle.
“Mes yeux se sont ouverts et un retour en arrière n’est désormais plus possible”. C’est en ces termes que Tram-Anh nous raconte son éveil à l’antiracisme. Grace Ly, autrice et militante anti-raciste y a largement contribué. A travers les podcasts notamment : “Grace Ly m’a vraiment beaucoup aidée à m’affirmer en tant que personne. La première fois que j’ai entendu parler d’elle, elle était l’invitée de La Poudre. Elle parlait de sa vie et c’était la première fois que j’entendais une histoire qui me ressemblait un peu, dans laquelle je pouvais me projeter. Elle m’a donné confiance en moi, et il faut dire que je n’en avais pas énormément à l’époque. J’ai réécouté l’épisode plusieurs fois !”, nous confie-t-elle. Aussi, le podcast Kiffe ta race, que Grace anime avec Rokhaya Diallo, a mis des mots sur ce que Tram-Anh ressentait depuis longtemps, structurant sa pensée et déclenchant sa conscientisation. Par la suite, Tram-Anh a l’idée d’illustrer les ressources qu’elle glane ici et là, et le résultat est une boîte à outils contre les clichés asiatiques — aujourd’hui largement connue de la communauté asiatique militante.
En 2018, Tram-Anh illustre sur son blog ses réflexions liées à sa double culture. Elle termine sa BD en clamant haut et fort qu’avoir deux cultures est “une chance inouïe”, signe qu’elle est en paix avec sa double culture. Tram-Anh grandit dans un environnement bienveillant en banlieue parisienne et a toujours été fière de ses racines vietnamiennes. Pour autant, et par souci d’intégration dans un milieu privilégié à majorité blanche, Tram-Anh va petit à petit effacer ce qui a à trait à sa culture vietnamienne durant ses premières années de fac, pour montrer qu’elle maîtrise les codes. Elle aime alors se présenter comme une artiste (qui aime la nourriture) plutôt que comme une personne asiatique. Par ailleurs, la première fois que Tram-Anh emménage à Paris, l’éventualité de s’installer dans le 13ème arrondissement était inconcevable. C’est au Canada, lors de son échange, qu’elle ouvre les yeux. “La multi-culturalité est la norme au Canada, et il y a une forte communauté asiatique. Je ne me suis jamais sentie comme une étrangère dans la rue. Des filles issues de l’immigration m’ont fait me rendre compte que j’étais Asiatique avant tout et que la cohabitation entre mes deux cultures est possible”, raconte-t-elle. Aujourd’hui, elle vit dans le 13ème, l’assume et en parle à tout le monde. Ce réveil anti-raciste a permis à Tram-Anh d’être mieux dans sa peau et de s’affirmer en tant que “jeune femme asiatique née en France”. Lucide, elle a néanmoins conscience qu’il y a encore du chemin à faire, nous confiant par exemple que si elle était célibataire, elle ne pourrait se mettre en couple avec un Asiatique.
Cet éveil antiracisme asiatique ne se fait pas sans heurts. Tram-Anh a beaucoup de colère en elle, et ne sait pas quoi en faire. Ouvrir les yeux sur le racisme et les micro-agressions prend beaucoup d’énergie au quotidien, et sa santé mentale en a particulièrement pâti cette année : “Je n’arrivais plus à maîtriser mes émotions. Je me suis disputée avec beaucoup de personnes qui ne comprenaient pas ma colère”, confie-t-elle. Durant sa seconde année de Master, Tram-Anh prend du temps pour reprendre les enseignants qui disaient des généralités ou véhiculaient des clichés racistes sans s’en rendre compte. Une vidéo confrontant un manager blanc à un ingénieur vietnamien carricaturé jusqu’à l’accent a notamment mis mal à l’aise les quelques étudiants d’origine asiatique. Durant l’intercours, elle va voir le prof et exprime leur malaise. Le résultat de cette intervention est heureux : le professeur présente ses excuses devant toute la classe. Le mouvement antiraciste, qui prend de l’ampleur grâce aux réseaux sociaux, lui a certes donné le courage et la pédagogie de dénoncer le racisme. Mais cet empouvoirement prend parfois trop de place. Alors depuis juin, Tram-Anh a arrêté d’écouter les podcasts et fait de ses espaces virtuels tel que son compte Instagram une bulle pour préserver sa santé mentale. “Je suis féministe intersectionnelle. Mais le militantisme, ce sera dans la vraie vie et à travers mes illustrations”, dit-elle.
En revanche, elle ne se voit pas adhérer à une association militante car souhaite rester un électron libre. Sa liberté de mouvement est son mode de fonctionnement. De fait, Tram-Anh accepte d’être satellitaire. Dans cette lutte contre le racisme anti-asiatique, Tram-Anh sait qu’elle utilisera ses médiums de prédilection pour amplifier l’impact de notre lutte : la BD et plus généralement l’illustration.
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