Vinola : l’histoire d’une danse pour s’aimer

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7 min readApr 28, 2021

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Vinola a toujours bougé au rythme de la musique. Petite, elle rêvait de devenir professeure de danse mais la danse est une discipline qu’elle peut pratiquer sous certaines conditions. En effet, une femme tamoule ne peut montrer qu’elle dispose de son corps tant qu’elle n’est pas mariée. L’auto-censure s’immisce dans toutes les parties de son être… Faisant naître un long combat au nom de l’acceptation de soi, au droit d’aimer et de s’aimer.

La danse indienne et la vie d’une femme tamoule sont deux chemins qui, le temps passant, sont voués à se séparer pour ne plus jamais se recroiser. Plus une fille grandit pour devenir femme, moins elle doit posséder et montrer son corps, car ses faits et gestes doivent répondre à une finalité : être une femme bonne à marier. La plus grande peur des parents de Vinola : qu’une mauvaise réputation vienne compromettre l’avenir de leurs filles alors que “tout, depuis notre conception, tourne autour du mariage”, explique-t-elle. Or, la danse Kollywood est mal vue si elle est pratiquée par une femme : elle est quasi exclusivement réservée aux hommes, notamment lors de processions mortuaires ou religieuses. Bref, contrairement à la danse classique (appropriée par l’élite brahmane après la colonisation de l’Inde), le kuthu est la danse des castes dites basses. Très tôt, la compétition que représente le mariage arrangé intègre la vie des jeunes tamoules. De la tenue vestimentaire à la posture en passant par le sens de l’hospitalité : rien n’est laissé au hasard. Et même quand l’aînée est mariée, la mesure reste de mise pour éviter de jeter une mauvaise influence sur les cadettes. Cette surprotection, partant d’une bonne intention, a placé le regard des autres sur le corps de Vinola au centre de sa vie, la dépossédant de son propre corps. En intériorisant cette pression, elle finit par se censurer dans son rapport à celui-ci. Au quotidien mais aussi dans la danse. Elle pointe du doigt l’injonction à bouger de telle ou telle manière, la censure dans le choix des chansons qui soutiennent les chorégraphies : “Ne pas pouvoir faire tel mouvement de hanches ou de la poitrine… Cette censure répond à la culture du viol” alors que la sexualisation vient de celui qui regarde.

Il n’empêche que Vinola a toujours aimé danser. Petite, elle adore se donner en spectacle en se maquillant et en se parant de tenues indiennes. Elle commence d’ailleurs ses cours de danse classique indienne à l’âge de cinq ans. En revanche, plus son corps devient celui d’une femme, plus la liberté de danser s’amenuit. Jusqu’à la puberté, danser du kuthu (qu’elle pratique aujourd’hui) est autorisé puis ce dernier se réduit au cercle familial ou amical proche : “Tant que j’étais dans l’environnement familial, ça allait. Sinon je pratiquais dans ma chambre, devant le miroir. Je ne pensais pas pouvoir re-danser du kuthu devant tout le monde”, raconte-t-elle. Elle veut être enseignante de danse, mais ses parents ne l’encouragent pas dans cette voie, privilégiant celles des études. Aussi donne-t-elle gratuitement des cours à ses camarades à la fac. Sauf que la danse est une passion qui a la bougeotte en dehors de cette sphère privée. Alors, Vinola apprend et respecte les règles pour pouvoir continuer à s’animer. Être dans une troupe et faire de la danse son gagne-pain, c’est non. Donner une prestation (gratuite) dans un cercle fermé (le mariage d’un membre de la famille par exemple), c’est oui. Être sur scène pour une cause noble, c’est oui. Danser pour distraire, c’est non. Donner des cours, c’est oui.

En revanche, la règle à laquelle Vinola refuse de se plier, c’est celle du mariage arrangé avec un homme tamoul. A l’époque où ses parents entreprennent de leur côté de sceller son destin, Vinola verrouille sa décision : elle se mariera avec celui qu’elle aime. Mais elle ne peut se résigner à franchir le pas sans l’approbation de ses parents, qu’elle se doit de convaincre : “J’ai vraiment besoin de savoir que les gens sont avec moi, de mon côté. Sinon, je ne peux pas avancer”, explique-t-elle. Vinola lutte et continue de faire valoir son droit d’épouser l’homme qu’elle a choisi. Elle doit convaincre sa mère plus particulièrement, qu’elle comprend par ailleurs : “Le poids des responsabilités et des décisions repose sur les femmes. Celle qu’on blâmerait pour avoir mal éduquée ses enfants et pour avoir déshonoré la communauté, c’est la mère”. Ceci étant dit, les mentalités évoluent d’une génération à l’autre et les parents de Vinola prennent conscience qu’une autre fin heureuse est possible. L’amour (des parents envers leurs enfants) est inconditionnel. Aussi, ils finissent par accepter le choix de leur fille. Les règles se relâchant, l’aînée et jeune mariée ouvre la voie pour ses sœurs.

Le droit de choisir son mariage et celui d’enseigner la danse sont deux revendications intrinsèquement liées dans la vie de Vinola. Le mariage a été un moyen pour elle d’accéder à la possibilité d’être professeure de danse. En n’étant plus dans la compétition matrimoniale, Vinola débloque de nouveaux droits. Chacune de ces deux batailles constitue à la fois une finalité et un moyen au service de son grand combat : celui de l’acceptation de soi et des autres, concernant particulièrement les femmes tamoules. “Je veux éviter que d’autres subissent ce que j’ai subi”, résume-t-elle simplement.

C’est ainsi que Vinola lance Passion Apsara en 2019, cumulant cette nouvelle activité avec son travail de professeure de SVT la première année. Ensuite, en 2020, Vinola met sa vie professionnelle au collège sur pause et se consacre entièrement à la danse, contactant de nombreuses associations pour dispenser des cours de danse indienne. Aujourd’hui auto-entrepreneure, elle sait que ce modèle économique n’est pas viable sur le long terme et ne souhaite pas abandonner définitivement l’enseignement des sciences. Malgré une sécurité financière en moins, Vinola y gagne au change. Elle sait la valeur de ce qu’elle offre à travers l’enseignement de la danse. D’abord, elle crée un environnement dans lequel les femmes indiennes et plus particulièrement tamoules peuvent se reconnaître, plus enclines à venir pratiquer : “Il y a les écoles et les cours tenus par des blancs. Et puis, il y a moi”, dit-elle en souriant. Un environnement qui limite les micro-agressions et le racisme ordinaire. Un environnement propice à l’amour de soi, où la professeure montre l’exemple en acceptant son propre corps et le fait bouger. Ensuite, enseigner la danse indienne lui permet de transmettre son histoire et de faire de la pédagogie. Elle explique par exemple le caractère genré de tel ou tel mouvement, ou encore la distinction entre le Bollywood et le Kollywood. Vinola est à la fois une enseignante et une danseuse dans l’âme.

Bien qu’elle prenne très à cœur son rôle de modèle vis-à-vis de ses élèves, que ce soit au collège ou dans une salle polyvalente, son rapport à son corps demeure fragile. “Aujourd’hui, c’est un corps censuré qui bouge. J’ai encore du travail à faire pour me sentir complètement à l’aise avec lui”, admet-elle. Vinola apprend à s’aimer, en concevant par exemple des chorégraphies avec le moins de barrières possible. Et ce malgré des vêtements qui l’empêchent de se mouvoir facilement, malgré le body shaming qui la censure. Alors, face à son public, sur scène, elle joue un personnage : celui qui est visiblement à l’aise avec son image. Derrière cet écran de fumée, c’est tout une lutte contre son manque de confiance et un très haut niveau d’exigence envers elle-même au quotidien. Contre le regard des autres, Vinola est en colère. Elle souhaite simplement ne plus avoir à se poser de questions sur sa tenue chaque matin. Elle salue les femmes qui osent s’habiller comme elles le veulent. Mais elle sait fondamentalement qu’elle n’en fait pas partie. Elle choisit alors un autre moyen de lutte : la pédagogie.

Vinola n’est pas à la disposition des autres. Elle ne danse pas sur demande si elle n’en a pas l’envie. Son mariage est son choix. Son corps est sa propriété, ses actions sont le résultat de sa volonté. Vinola est optimiste sur la perception de la danse et a la conviction de faire partie de la dernière génération opprimée. “L’évolution des mentalités quant à la danse est un changement global, qui s’opère même en Inde. Le nombre de comptes Instagram liés à la pratique est exponentiel. Il est aujourd’hui possible de capitaliser sur la danse et donc de s’ouvrir à ce genre de métiers artistiques”, constate-t-elle. Contrairement aux idées reçues, on ne danse pas vraiment dans les mariages hindouistes. Le spectacle donné au mariage de Vinola est une grande révolution dans la famille. Mais la scène ne peut maintenant que s’élargir, et les prochaines générations en seront à la fois les spectateurs et les danseurs.

Pour Vinola, femme racisée d’origine indienne, issue d’une ville de banlieue dont personne ne veut, sa vie relève du combat, aussi bien contre la société que contre le système. Combler des lacunes quand on ne finit même pas la moitié du programme scolaire dans une école de banlieue, faire valoir sa place au sein de l’Education nationale, avoir le choix d’un mariage arrangé ou non, faire face au racisme, à la xénophobie ou au body shaming… Mais du haut de ses presque trente ans, Vinola mène la danse, et triomphe. Au nom de l’amour de soi.

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